Yo Mag',
Quand j'étais jeune, fraîchement débarqué de France, j'ai fait une partie de mes études en université américaine. Dès ta descente de l'avion sur le sol américain, tu te prends une grosse baffe dans la gueule. Les Etats-Unis étant à l'époque un grand pays d'immigration (aujourd'hui, je ne sais plus trop qu'en penser), recevoir des gens qui venaient de se prendre cette grosse baffe, ils étaient habitués, ils prenaient en charge, et ils avaient même un petit nom pour désigner la grosse baffe : le "cultural shock" (littéralement, le choc culturel) : il faut toujours passer quelques mois dans une nouvelle culture pour en assimiler les bases et la comprendre avec un regard neutre, c'est à dire avec un esprit aussi ouvert que possible. Plus tôt, c'est avec le regard de ta culture d'origine que tu essaieras de le comprendre : ton esprit sera alors borné par cette culture d'origine, il n'aura pas l'ouverture nécessaire. Je pense que Bashogun devrait pouvoir confirmer cette observation
.
J'ai déjà expliqué ce qu'il fallait penser des tarifs suisses : tu as des références culturelles dans lesquelles tous les prix sont nivelés par le bas, en particulier par la subvention, et où par conséquent (conséquence directe) les salaires sont également maintenus à un niveau bas. Le modèle économique suisse a fait le choix opposé, que tout avait son prix, à commencer par la main d'oeuvre. Si tu payes ta main d'oeuvre plus cher, alors tu payes tes produits plus cher : c'est mathématique. Le paradigme qui consiste à toujours tout vouloir au tarif le plus bas possible, entraîne dans un premier temps une pression vers le bas sur les revenus des salariés, et dans un deuxième temps une délocalisation de la production vers des pays à bas coût de main d'oeuvre, une désindustrialisation, le chômage... Et ça, le Suisse ne veut pas en entendre parler. Tu as envie de ça, toi ?
T'ai-je dit que la balance commerciale de la Suisse avec la Chine était traditionnellement excédentaire, c'est à dire que la Suisse vend plus à la Chine que le contraire ? Et ce qu'on envoie en Chine, ce ne sont pas des chocolats ou des comptes en banque, ce sont avant tout des machines-outils, de la haute technologie industrielle. Le modèle économique suisse a vu une opportunité dans la mondialisation et a su en tirer profit, là où d'autres préféraient se lamenter de ce que c'était vraiment trop injuste, et se faisaient battre à plate couture à leur propre jeu (car au jeu de tirer les salaires vers le bas, l'Asiatique est en général bien meilleur que l'Européen...).
Le modèle économique suisse étant, géographiquement, entièrement cerné par le modèle économique subventionné de l'Union Européenne, il nécessite une certaine protection, un certain contrôle des marchandises qui rentrent dans le pays, ce qui explique la paperasse que tu as dû remplir (mais tu as tout de même dû noter en passant la frontière, que la Suisse faisait partie de l'espace Schengen -- quelques pays, pourtant membres de l'Union Européenne, ne peuvent pas en dire autant). J'ai déménagé deux fois pour la Suisse, à chaque fois en provenance du Royaume-Uni, de la paperasse j'en ai rempli ma dose, ne t'inquiète pas pour ça, je pense avoir une vague idée de ce à quoi tu fais référence
. Mon plus grand moment a été quand j'ai importé ma Twingo depuis Londres, Twingo que j'avais précédemment importée depuis Paris à Londres.
Cela explique en grande partie pourquoi "nous ne vous aimons pas" (ce n'est évidemment pas la bonne formule, mais c'est comme ça que tu l'as ressenti). Cela n'est absolument pas une question de nationalité, de race ou que sais-je, mais de jouer le même jeu, c'est à dire en respectant les mêmes règles. Or quand tu es allée à Zürich, c'était pour jouer à un jeu suisse, mais avec tes propres règles françaises. C'est ça, et uniquement ça, qui n'est pas apprécié. Pour nous, tu es le fameux "plombier polonais" dont il est occasionnellement question en France -- à la différence que ce fameux plombier polonais, rares sont les personnes à l'avoir rencontré en France. Déjà, si tu avais parlé un minimum d'allemand, je te promets que ça aurait été grandement apprécié, et que tout se serait tout de suite mieux passé.
Il ne t'a pas été reproché d'être "émigrée", car déjà tu ne l'étais pas, et ensuite si tu l'avais été tu aurais vu que ça aurait été beaucoup plus facile. Ce qu'il t'a été reproché, c'est d'exercer un travail en Suisse, mais selon des règles françaises, et en plus en ne parlant pas la langue locale. A propos d'immigration et d'intégration, la Suisse est le premier melting-pot de l'Europe (d'accord, je considère comme négligeable le cas du Luxembourg), avec de l'ordre d'un habitant sur quatre qui est d'origine étrangère, sans que ça ne pose le moindre problème d'ordre social, sécuritaire ou que sais-je. En France, c'est deux fois moins et ça se passe déjà beaucoup moins bien. Tant que tu respectes les règles locales, tant que tu n'essayes pas d'attaquer le modèle économique (le Suisse a une sensibilité à l'économie et à ses nécessités, bien supérieure à celle que manifeste le Français), tant que tu fais des efforts pour accepter le système qui t'accueille et t'intégrer à la communauté, tu seras accueillie à bras ouverts.
A propos d'ordre social, n'ayant aucune information quant aux motifs de l'arrestation dont tu as été témoin, je me garderai bien d'en juger. Sache toutefois que les lois qui s'occupent de ces choses-là sont définies au niveau cantonal, pas national, et que le canton de Zürich fait parler de lui dans le pays pour sa lutte musclée contre la mendicité. Il reste que mendicité ne signifie pas SDF (ce qui est puni en l'occurrence, c'est uniquement la sollicitation agressive d' "une petite pièce pour manger", pas l'absence de domicile fixe) et que, la loi étant la loi, à Zürich elle n'est punie que d'une simple amende : ce n'est donc très probablement pas cela qui a fourni un motif suffisant à l'arrestation que tu as vue. Je t'invite donc à ne pas t'arrêter sur la simple apparence des choses, si le gars a été arrêté et qui plus dans une opération pour laquelle on a tout de même jugé bon de mobiliser deux fourgons, on peut raisonnablement envisager un motif un peu plus grave qu'avoir simplement posé ses fesses sur un "banc de riche". Cela dit, tu peux être assurée que la chambre tout confort et le bon repas lui auront été fournis, et gratuitement, en plus : on a des prisons
, dont les conditions d'hébergement suscitent d'ailleurs beaucoup moins l'émotion d'Amnesty International que celles de certains pays limitrophes.
Accessoirement, le taux de chômage en Suisse est de l'ordre de 2 à 2,5 %, c'est à dire essentiellement un taux de chômage incompressible, juste le temps qu'il faut pour retrouver du travail après avoir perdu le précédent : la Suisse est en situation de plein emploi, malgré (ou grâce à ? Ahaha, bonne question...) un solde migratoire annuel qui tourne autour de 5 pour mille. Un truc inconcevable en France...
Ce qui me ramène à ce que je te disais en introduction : les deux modèles économiques sont radicalement opposés, gare au choc culturel, il te faudra beaucoup de temps pour assimiler tout ça.
Bonne digestion
,
Jean-Philippe.